Le RIPAM toujours adapté à son objectif ? [MAJ]

On ne peut que constater, depuis trois décennies, l’accroissement phénoménal du trafic commercial maritime mondial, la multiplication récente des drones maritimes, à des fins de recherche scientifique et diverses, des sous-marins télécommandés civils, militaires, et même à l’usage des trafiquants, et bientôt la mise en service inéluctable de navires de commerce entièrement automatisés et pilotés à distance. Cette évolution est directement liée à la multiplication des moyens de communication et de positionnement par satellites permettant de téléguider les mobiles en mer.

Même avec le confinement pendant la pandémie Covid-19 le trafic maritime ne cesse jamais. Vue Marine Traffic

Même avec le confinement pendant la pandémie Covid-19 le trafic maritime ne cesse jamais. Vue Marine Traffic

Parmi les nombreux questionnements — éthiques, sociaux, écologiques, politiques — que cela peut soulever, le plus immédiat concerne la sécurité de la navigation, pour le commerce comme pour la plaisance. Ce qui implique plus précisément le Règlement International pour Prévenir les Abordages en Mer, le RIPAM (¹).

A ce sujet, je vous livre une opinion récemment formulée par Mr Harry Hirst le 18 avril 2020 dans les colonnes du très sérieux magazine The Maritime Executive qui traite de ce point particulier (Voir les sources en fin d’article), d’où il ressort en filigrane que les équipages sont souvent mal formés, et que, peut-être, les navires automatisés pourraient être capable de faire aussi bien, voire mieux. A méditer…

L’avenir : les navires autonomes

« Beaucoup pensent que dans un avenir pas si lointain, les changements fondamentaux dans la façon dont les navires seront exploités rendront l’actuel RIPAM inapplicable. Il s’agit principalement des navires autonomes, mais il est également vrai que l’utilisation croissante de l’automatisation et la réduction des effectifs des équipages risquent de faire en sorte que les passerelles des navires à équipage seront à l’avenir sans équipage pendant un certain temps, voire la plupart du temps.

« Si l’on considère les récents progrès de la technologie des voitures sans conducteur, l’idée d’essayer quelque chose de similaire avec des navires ne semble pas trop farfelue. Après tout, la mer a au moins un grand avantage : il y a moins de trafic que sur les routes et les temps de réaction sont généralement plus longs ». Dr P.C.Sames – DNV GL

Le projet de porte-conteneurs autonome Rolls Royce

Le projet de porte-conteneurs autonome Rolls Royce

Il est généralement entendu qu’un navire totalement autonome (sans équipage) ou tout navire avec une passerelle ou un cockpit sans homme de veille ne peut pas se conformer aux dispositions du RIPAM. Cette compréhension provient de la règle 5 (²) qui exige que chaque navire « assure à tout moment une veille appropriée par la vue aussi bien que par l’ouïe… » et la vue et l’ouïe dans ce contexte ont toujours été comprises et interprétées comme des références aux sens humains.

Il convient toutefois de noter que cette règle et les autres règles ne s’adressent pas aux humains mais aux navires. Ainsi, par exemple, chaque navire doit maintenir une veille adéquate, se déplacer à une vitesse de sécurité et déterminer s’il y a risque de collision, et les mesures prises pour éviter la collision doivent être suffisamment importantes pour être facilement visibles par un autre navire qui les observe visuellement ou au radar. De même, en cas de visibilité réduite, l’exigence est que tout navire qui entend « en apparence en avant de son travers le signal de brouillard d’un autre navire… » réduise sa vitesse.

Extrait de l'ouvrage N°2 du SHOM

Extrait de l’ouvrage N°2 du SHOM

Les actions « voir » et « entendre » ne doivent pas se limiter à leurs fonctions humaines. Elles pourraient être interprétées plus largement de manière à inclure « l’œil » électronique (caméra) et « l’oreille » (microphone) autant que l’œil et l’oreille humains. Si cette interprétation plus large devait être adoptée, alors un navire totalement autonome, ou un navire avec une passerelle sans équipage, qui est correctement équipé de caméras et de microphones devrait être capable de se conformer à la règle 5 (²). En effet, un tel navire peut en fait être mieux équipé pour ce faire, si l’on considère, par exemple, la capacité des caméras infrarouges et thermiques à « voir » dans l’obscurité et des microphones à déterminer la direction d’où émane un son.

Il faudrait veiller à limiter la catégorie d’équipements pouvant être considérés comme des « yeux » électroniques. Elle ne pourrait pas inclure le radar par exemple, car la règle pour les navires naviguant dans, ou près, d’une zone de visibilité réduite reconnaît qu’un navire qui n’est pas en vue d’un autre navire peut néanmoins détecter la présence de ce dernier par radar. Un navire équipé d’une caméra à imagerie thermique pourrait également être en mesure de détecter la présence d’un autre navire dans une zone de visibilité réduite dans des circonstances où l’œil humain ne pourrait pas le faire. Les pouvoirs de l’œil humain sont toutefois bien définis, et je pense qu’il devrait être possible de programmer les yeux électroniques et les ordinateurs de bord d’un navire autonome pour savoir quand la visibilité ambiante exige l’application de la règle 19 (³).

Il reste cependant la question du sens marin : comment un navire autonome, ou un navire avec une passerelle sans pilote, sait-il quelles précautions « … peuvent être exigées par la pratique ordinaire des marins » ? La réponse, je crois, sera fournie par l’intelligence artificielle (IA). Les ordinateurs peuvent être programmés pour apprendre (pensez : jeu d’Échecs, jeu de Go), et il semblerait donc que la technologie existe déjà pour programmer l’ordinateur d’un navire afin de savoir ce qu’exige la pratique du bon sens marin.

Je ne suis donc pas convaincu que le RIPAM nécessite nécessairement des modifications pour tenir compte des changements fondamentaux dans la façon dont les navires seront exploités à l’avenir, sauf peut-être pour inclure une définition dans la règle 3 () étendant le sens des mots « par la vue », « visuellement », « par l’ouïe » et « auditivement ».

La suggestion selon laquelle de nouvelles règles doivent être rédigées maintenant pour prendre en compte les navires avec et sans équipage, soulève bien sûr la question suivante : pourquoi ? Les propriétaires de navires avec équipage doivent s’assurer que leurs navires sont conformes aux règles RIPAM, quoi qu’ils puissent penser de ces règles, qui sont en vigueur depuis maintenant plus de 40 ans. Pourquoi devrait-il en être autrement pour le propriétaire d’un navire sans équipage ?

Il convient également de rappeler que ces règles, malgré l’évolution de leur formulation au fil du temps, prescrivent toujours les mêmes manœuvres de base pour éviter les collisions. Par exemple, lorsque deux navires à moteur se rencontrent de front, pour que les deux changent de cap sur tribord.

Extrait de l'ouvrage N°2 SHOM

Extrait de l’ouvrage N°2 SHOM

Les règles actuelles ont évolué vers leur structure et leur formulation actuelles par une série de modifications et d’amendements progressifs au fil des ans, et en conséquence, leur entrée en vigueur au cours des années 1970 s’est faite sans heurts et en grande partie sans incident.

La mise en œuvre d’un ensemble complet de nouvelles règles, en particulier de nouvelles règles de manœuvre, ou l’introduction d’amendements de grande envergure aux règles actuelles est une solution qui risquerait d’entraîner un désastre. Ce serait également une entreprise longue et coûteuse, car elle nécessiterait un accord international et un réapprentissage à l’échelle mondiale. Je pense donc que nous devrions procéder avec prudence avant de chercher à réviser totalement les « règles de barre et de route » pour la navigation maritime.

Le présent : les collisions se produisent toujours

Les collisions en mer se produisent encore, mais alors que le nombre de collisions chaque année ne diminue pas sensiblement, la capacité de la flotte mondiale a augmenté de manière significative depuis l’entrée en vigueur du RIPAM en 1972. Ainsi, exprimé en pourcentage de la flotte mondiale, le nombre de collisions diminue en fait au fil du temps et montre donc une certaine amélioration. Cela dit, le nombre de collisions est toujours inacceptablement élevé et il est toujours vrai que la plupart des collisions sont le résultat d’erreurs humaines et, en particulier, d’un manque de mise en œuvre correcte – ou de respect – des règles.

Collision au large du Cap Corse en octobre 2018

Collision au large du Cap Corse en octobre 2018

Ce n’est toutefois pas une raison pour modifier le règlement. Les règles ne sont pas la cause des collisions. La cause des collisions est le non-respect des règles par les marins. Si, comme certains le suggèrent, les nombreuses technologies conçues pour améliorer la prévention des collisions depuis l’entrée en vigueur des règles sont ignorées, alors le problème se situe au niveau des marins et non des régulateurs à terre, ou de toute discordance entre les deux.

Aucune réglementation n’obligera un marin à utiliser un équipement ou une technologie particulière, tout comme aucune réglementation ne l’obligera à se conformer correctement aux règles. Le bon respect des règles est une question de compétence maritime, et le métier de marin est enseigné en classe et acquis par l’expérience en mer.

Les règles : un manque de compréhension

La cause des collisions n’est pas le RIPAM mais la façon dont les marins interprètent et appliquent mal les règles. Trop de marins aujourd’hui, je pense, ne comprennent pas bien les règles et la façon dont elles doivent être appliquées. Les causes de la plupart des collisions peuvent être classées en deux grandes catégories :

  1. l’absence d’une veille adéquate.
  2. le manquement à l’obligation de prendre les mesures d’évitement appropriées.

Extrait de l’ouvrage N°2 SHOM

  • Une veille appropriée

Grâce à une veille adéquate, le navigateur fera « une évaluation complète de la situation et du risque de collision ». De nombreuses collisions se produisent parce que le navigateur ne le fait pas, et en particulier, n’évalue pas correctement le risque de collision. Et ce, malgré les progrès technologiques réalisés au cours des 40 dernières années, notamment le développement de l’AIS et de l’ARPA, qui rendent la tâche de détection des autres navires et de détermination de leurs mouvements beaucoup plus facile aujourd’hui qu’au moment de l’entrée en vigueur du RIPAM.

Je me demande donc si les marins sont correctement formés à l’utilisation et aux limites de ces « nouvelles » aides à la navigation, et ce que l’on entend par « une évaluation complète de la situation et du risque de collision ». Une critique trop fréquente à l’égard du marin aujourd’hui est qu’il ou elle passe trop de temps à regarder l’ARPA et l’ECDIS et pas assez de temps à regarder par les fenêtres de la passerelle. Il est certain qu’aujourd’hui, très peu de marins semblent s’accorder plus de temps pour procéder à une évaluation exhaustive.

Une évaluation complète nécessite une bonne compréhension des trois phrases les plus importantes du règlement : « risque de collision », « situation rapprochée » et « passer à une distance de sécurité ». Ces expressions ne sont pas définies dans le RIPAM, et cela n’est pas surprenant car leur signification varie clairement en fonction des circonstances et des conditions de chaque situation. Trop de marins ne semblent pas avoir une bonne compréhension de la signification de ces phrases et, je crois, les interprètent de manière trop restrictive. De nombreux navigateurs, par exemple, interprètent « risque de collision » comme signifiant que les deux navires vont certainement entrer en collision si aucune mesure d’évitement n’est prise, et pensent que quelques encablures sont une distance de sécurité suffisante pour se croiser en mer en eaux libres dans toutes les conditions.

  • Des mesures inadéquates

Même lorsqu’une veille adéquate est maintenue, des collisions se produisent encore parce que les marins ne prennent pas les mesures d’évitement appropriées. Les mesures prises pour éviter une collision doivent être « positives, prises en temps utile et en tenant dûment compte du respect des règles de bonne conduite en matière de navigation ». Trop souvent, les mesures prises sont trop peu nombreuses et trop tardives. Je me demande donc si les marins apprennent correctement le sens des termes « positif » et « en temps utile ».

De nombreux navigateurs ne comprennent pas non plus que les règles de dépassement, de maintien de route et de croisement ne s’appliquent pas par visibilité réduite lorsque les navires ne sont pas en vue les uns des autres.

Extrait de l’ouvrage N°2 SHOM

Aucune raison de changer

Le fait que de nombreux marins semblent aujourd’hui ne pas bien comprendre les règles et la manière dont elles doivent être appliquées n’est pas, à mon avis, une raison pour modifier le RIPAM. Ce pourrait être une raison de le faire si ce manque de compréhension découlait de la manière dont le règlement a été rédigé. Cependant, les articles du RIPAM sont formulés de manière simple et concise, et le règlement a été organisé de manière logique et, comme indiqué ci-dessus, le problème ne réside pas dans les mots utilisés dans le règlement, mais dans la signification de ces mots

Pour conclure

Pour toutes ces raisons, je pense que le RIPAM est toujours adapté et qu’il n’est pas nécessaire de réviser totalement les règles, que ce soit pour accueillir des navires autonomes ou pour réduire le nombre de collisions. Il y aura des changements fondamentaux dans la manière dont les navires seront exploités à l’avenir, mais ces changements ne nécessiteront que quelques modifications mineures du règlement pour garantir qu’il reste applicable.

Si le secteur du transport maritime veut vraiment réduire le nombre d’abordages, il ferait mieux de concentrer son attention sur la manière dont les marins apprennent les règles et la manière de les appliquer, et non sur les règles elles-mêmes et la manière dont elles pourraient être modifiées. »

[MAJ 14 octobre 2021] En France, l’ordonnance du 13 octobre 2021 crée un régime spécifique d’exploitation expérimental pour les drones maritimes et navires autonomes. Voir l’explication détaillée de Légisplaisance.

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Sources :
Harry Hirst est Managing Partner et Master Mariner pour Incisive Law LLC, Singapore.
The Maritime Executive est une revue (et un site web) d’information professionnelle spécialisée qui cible principalement les décideurs de l’industrie et du commerce maritime mondial. Elle a son siège à Fort Lauderdale, Floride, USA.
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(¹) RIPAM – En anglais « COLREGS» – International Regulations for Preventing Collisions at Sea
(²) Règle 5 – Veille
(³) Règle 19 – Conduite des navires par visibilité réduite
() Règle 3 – Définitions générales
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4 Replies to “Le RIPAM toujours adapté à son objectif ? [MAJ]”

  1. Hélas, je ne sais pas si le tout automatique / intelligence artificielle ( qui ne marche pas si bien que ça sur les véhicules) sera mieux ou moins bien que la situation actuelle. mais il est sûr que plus on laisse libre court aux intérêts particuliers des affréteurs et autres multinationales de la mer, et plus, ne voyant que le soucis des coûts, ils ne feront rien de plus que légal pour assurer la sécurité en mer, surtout des petits bateaux sans danger pour leurs mastodontes. (Déjà les équipages sont minimalistes…)
    Dès lors, deux choses.
    Il faut exiger plus de sécurités, pour les petites embarcations, mais aussi écologiques ( Containers « perdus » , pollution), et j’ai peur que ces nouvelles technologies soient une bonne excuse pour limiter encore les responsabilités des grosses compagnies. ( Genre : Ah mais si vous n’avez pas d’AIS, c’est normal que notre système ne vous ait pas localiser..).
    Et quid des responsabilités en cas d’accident, déjà qu’entre commandants, armateurs, affréteurs et autre c’est un tantinet complexe et donc long, si on rajoute le(s) fabriquant(s) des systèmes ( IA et autres), l’installateur et les différents intervenants, ça va être la fête.
    PS : perso je ne crois pas que la mer soit plus facile que la route à automatiser, entre les petits et les gros, les flottants et les semi flottants et les sous marins… contrairement à la route, en mer on ne peut pas s’arrêter
    sur le bord. Que faire en cas de black-out sur des bateaux en plein océan.
    De société écran en prête-nom de paradis, je ne pense pas que ce progrès technologique apportera une quelconque sécurité supplémentaire à nous autres plaisanciers.
    Sinon ce sont de jolies prouesses techniques, oui.

  2. Je souscris à l’argumentation développée dans le post: ce n’est pas le RIPAM qui serait cause d’abordage mais sa mise en œuvre en situation.
    Et la lecture a fait germer cette suggestion: comme pour les pilotes d’avion, les personnels affectés à la passerelle pourraient être tenus de suivre des mises à jour périodiques, sur simulateur, à partir de cas concrets. Les compagnies d’assurance pourraient être d’influentes prescriptrices dans ce domaine.

  3. Tout à fait vrai. Lors de 4 traversées de l’Atlantique dans les deux sens, j’ai pu constater que l’application des règles n’est très souvent pas appliquée malgré toutes les aides que nous avons (transpondeurs, maps, radar, bel écran.)
    Sur mon voilier, super équipé, regarder sur les côtés et même derrière soi, on peut se faire rattraper sans voir et sans entendre.

Les commentaires sont fermés.